Printemps 2009.

Pourquoi si tard ? C'est d'abord un site personnel pour honorer les miens, ceux qui n'ont pas eu de tombe, et les autres. Mon petit Yad Vashem à moi en quelque sorte. L'accélérateur en a été la découverte récente de photos et de documents cachés par ma tante Eva et retrouvés bien tard. Ces briques de son enfance auront manqué toute sa vie à mon père. Mais voulait-il réellement les rechercher ? Parfois oui, il me l'a dit, mais c'était douloureux pour lui et j'aurais dû plus l'aider dans ces moments. Enfin, il était temps que tous les fantômes de ce lourd passé retrouvent leur place dans notre histoire familiale. Qu'ils reposent en paix. Ainsi, le dialogue avec mon père ne sera pas rompu. Ce dialogue pourra continuer comme tant de fois sur la terrasse, lui une cigarette en main, le temps de se raconter entre nous une bonne blague. Encore une histoire juive ?

A 10 ans, on m'apprenait à prononcer mon nom «à la française», nom «bien sûr» d'origine allemande. Mariage mixte des parents, éducation catholique, famille maternelle bretonne omniprésente. Pas compliqué, côté paternel restait plus grand monde. Pourtant, il y avait quand même un problème. Ce grand type costaud, ancien para du temps où cela incarnait des valeurs, boxeur au nez cassé, pourquoi soudain pleurait il ? Oh il ne pleurait pas à grandes larmes, non, plutôt discrètement. C'était en général devant d'anciennes photos, ou en voyant une émission sur les camps à la télé. Dans les années 60/70, il y en avait peu comparativement à aujourd'hui.

A 20 ans, j'étais hésitant et cherchais ma place. J'écoutais les histoires de famille, parfois relancées quand ma tante Eva descendait nous voir, sans plus. Non par égoïsme, mais il me semblait avoir du temps, erreur de jeunesse. Je manquais de recul, c'est en général le cas à cet âge, pour voir les obstacles que m'ont père avait du franchir pour se construire et créer sa propre famille.

A 30 ans, l'intérêt devenait certain pour ma judaïté, mais j'avais beaucoup de questions sans forcément savoir à qui les poser. Pas toujours facile d'interroger les témoins de cette sale époque sans raviver leurs blessures, sans rallumer les flammes. Et puis «tu n'es pas juif puisque ta mère n'est pas juive». Venant de mon père, j'acceptais plus ou moins, surtout qu'en le disant il avait un ton interrogatif. Il est vrai que s'il avait énormément lu, c'était plus sur le socialisme, Mendes France ou les classiques que sur le Tanakh ! Mais venant des autres, de ceux dont les curés leur avaient inculqué le peuple déïcide au fil des siècles, de ceux n'ayant jamais ouvert ce qu'ils appellaient l'ancien testament, je ne l'acceptais pas. Paradoxalement, cela m'a amené à lire davantage. Et dans le Tanakh, j'y ai lu patriarcat, patrilinéarité, transmission du nom de la tribu du père, ainsi que les mariages de tant de prophètes ou de rois avec des non juives... Oui plus tard, devant les viols, les rabins instaureront le matriarcat, il fallait bien légitimer tous ces batards. Lire encore et encore pour comprendre qui est juif.

Mais d'abord, c'est quoi un juif ? Si pour vous juif signifie brit milah, peyes, gros manteau noir et 6xx commandements, enfin bref si vous êtes fan de rabi Jacob, passez votre chemin ! De même si pour vous juif rime avec frime, grosse montre, cornes de gazelle, youyous, enfin bref si vous êtes «la vérité si j'mens». Mais pas d'erreur, je n'ai aucun mépris pour les juifs croyants à condition que ce soit réciproque, ce qui est trop rarement le cas.

En fait, pour savoir ce qu'est un juif, il suffisait d'interroger la famille de ma mère. Pourtant, ils l'avaient bien prévenu, Yvette, avant qu'elle ne se marie: «tu sais, ces gens là, ils ne sont pas comme nous». Plus antisémite par connerie que par construction intellectuelle. Les liens avec ces dinosaures se sont donc petit à petit naturellement rompus.

Ah il en a avalé des couleuvres le paternel. Lui, agnostique et socialiste, issu d'une famille ashkénaze laïque, se mettre à fréquenter la calotte ! Alors des fois, çà gueulait fort. Avec le recul, je me l'explique par les traumatismes de son enfance. D'où son désir de protéger sa famille et ses enfants, quitte à les couper d'une partie de leurs origines, pour les rendre le plus transparents possible, surtout plus d'étoile. Et comme il ne faisait pas les choses à moitié, on en a fréquenté du cureton ! Et puis, il a eu sa période «on va franciser notre nom», mais la famille n'était pas très motivée pour s'appeler « pierre à feu»...

A 40 ans, papa était mort depuis peu. Etrangement, c'est depuis sa disparition que je me suis senti pleinement juif. Je dis bien juif et non pas d'origine ou "par un côté". Mais par le sang, par l'histoire, par la culture, par cette écorchure à vif. Ce n'était plus seulement l'héritage de mon père, c'était moi. Comme si j'avais un nouveau rôle à jouer, celui de la transmission. Sans aucun dieu dans tout celà. Et d'ailleurs, de quel dieu parlerait on ? De celui qui ayant construit ce monde n'aurait pas été capable de voir et d'entendre six millions d'âmes massacrées ? La question ne se posait plus, les choses étaient maintenant claires pour moi, j'étais bien juif, seulement mon père n'était plus là.

Mais quelle dérision dans ces mariages mixtes ! Sur trois enfants, le premier fils s'est détaché de ses racines, la fille est au courant, sans plus et c'est d'ailleurs leur droit, enfin l'autre fils portera l'héritage, maintenant avec fierté. Le seul véritable regret et finalement le seul reproche aux parents, c'est d'être passé à côté d'une culture tellement riche et d'un enseignement profondément humain. Alors, mariage mixte mais une seule culture ? Même si mon père et moi échangions de temps à autre sur le sujet, moi récupérant inconsciemment quelques pièces pour reconstruire, mais plus tard, le puzzle familial. Même si aujourd'hui je rattrape le temps perdu, douce illusion.

Enfant, je me souviens de lui me tenant par la main un soir et m'expliquant que maintenant, mémé Rywka, sa maman à lui, était au ciel avec les étoiles. Plus de quarante ans après, je ne tiens malheureusement pas d'enfant par la main, mais j'ai moi aussi mes étoiles dans le ciel. Ce ne sont plus tout à fait les mêmes étoiles, elles ne sont plus anonymes, je leur ai donné un nom, un visage. Et depuis 1998, il y en a une de plus, brillante, plus brillante que les autres, une étoile taillée pour les mentsh, c'est celle de papa.