Survivants d’Auschwitz, ils n’ont pas vécu sa libération le 27 janvier 1945. Avant l’arrivée des Soviétiques, 58.000 prisonniers avaient été évacués par les SS pour se rendre à Dachau et Buchenwald. Durant le voyage, la mortalité fut effroyable. Jacques Zylbermine avait 15 ans lorsqu’il a vécu cette « marche des morts ». En 1995, il racontait son périple à «l’Obs». Voici son témoignage. D’Auschwitz à Buchenwald, la marche des morts-vivants.

Propos recueillis par Claude WEILL - 9/15 février 1995


--------------

AUSCHWITZ III " J’étais le plus jeune du Camp"


Jacques Zylbermine est né en Pologne le 8 mai 1929. En 1933, sa famille vient s’installer à Nancy, où il passe son enfance. Le 20 mai 1940, fuyant les nazis, nouvel exode, direction Perros Guirec ; là, il va à l’école communale et apprend le Breton. Un mois plus tard, le 19 juin, les troupes de Rommel envahissent la Bretagne ; en juillet, son frère aîné tenta de rejoindre l’Angleterre, il est arrêté et condamné à mort. Sa peine sera commuée, il sera emprisonné en Allemagne comme prisonnier de guerre. En 1941, sa famille s’enfuit à Vitré, le port de l’étoile jaune est imposé. Le 17 août 1943, c’est là que les Zylbermine : le père, la mère, Jacques et ses deux soeurs sont arrêtés par la Gestapo = Prison Jacques Cartier de RENNES, Drancy et Auschwitz. Il y a eu la sélection, tout de suite à la descente du train.

"Pourquoi, n’ai je pas été mis avec les enfants ? Je suppose que je devais faire plus que mes 14 ans. J’étais pas mal bâti pour mon âge, et bien rembourré. A Drancy, on m’avait donné un costume, un ou deux pulls et un pardessus. Dans les situations imprévisibles, il faut toujours avoir les mains libres. J’avais enfilé tout ce qui me faisait paraître plus costaud ; et puis comme j’étais encore imberbe, je présentais peut être mieux que les adultes. Nous sommes passés à la sélection avec mon père, bras dessus, bras dessous ; on l’a mis d’un côté, moi de l’autre. Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que j’étais avec un petit groupe d’hommes jeunes ; dans l’autre groupe, il y avait des personnes âgées , des invalides et des enfants. Des camions sont arrivés et les gens ont été emmenés par groupes. J’ai été séparé de mes deux soeurs, je n’ai plus jamais entendu parlé d’elles. J’ai appris par les archives qu’elles étaient entrées dans le camp toutes les deux. Mon père et ma mère n’ont pas été enregistrés. Mon père a été gazé tout de suite à l’arrivée ; je n’ai jamais revu ma mère. Il est probable qu’elle était déjà morte à l’arrivée du train. Bientôt, il ne reste plus sur le quai, que mon groupe de jeunes ; on nous fait monter dans un camoin. On a pris des petites routes, et ainsi que je me suis retrouvé à la Buna".

( Dans le camp de la Buna - Monowitz, Auschwitz III, quelques dizaines de milliers de forçats travaillaient pour le compte du complexe industriel IG - Farben )
"De ce convoi, 350 hommes ont été sélectionnés pour aller à la Buna, 80 femmes sont allées à Birkenau ; et donc grosso-modo, 800 personnes sont allées directement à la chambre à gaz. Cela faisait une fournée complète. Quand je suis arrivé, j’étais le plus jeune du camp. Le chef du camp, un Kapo m’a fait faire le tour des baraquements pour me présenter, comme un animal bizarre. Des détenus nous ont dit : " Ici, quand on entre part la porte, la seule issue, c’est la cheminée. Tout est programmé pour qu’on ait au mieux trois ou quatre mois de survie. Après, on doit crever, et on est relevé par d’autres transports. "

Buna- Monowitz était un camp d’extermination par le travail, la malnutrition, le froid...sans chambre à gaz. Il y avait 200 ou 250 kommandos, plus ou moins spécialisés Je me suis retrouvé à décharger des sacs de ciment. Après un semaine de kommandos, nous étions dans un état d’affaiblissement et d’amaigrissement avancé ; nous tenions à peine debout. Nous n’avions plus de muscles, plus de fesses. Des squelettes vivants. On appelait ça " Musulman " ( de Musel, homme de peine, et Mann, homme ). Un jour, je discutais avec un avocat de Nice, il me dit : " De toute façon, nous ne sommes plus très jeunes, nous pouvons crever....Quel âge croyez - vous que j’ai ? lui demandais-je. Il me regarde et dit : vous avez bien au moins la cinquantaine. " J’avais 15 ans. On ne savait jamais si on survivrait aux cinq prochaines minutes. Dix à douze heures de travail par jour, sous les coups, quasiment rien à manger. Et toujours : " Schnell ! Schnell ! Schnell ! " Quand un homme tombait, à bout de forces, c’était considéré comme du sabotage, on l’achevait . Un kommando venait ramasser les cadavres.

Une ou deux fois par mois, il y avait une sélection. Après l’appel, le matin ou le dimanche, on entendait : " Blocksperren ! " ( fermeture des blocks ). Arrivaient les médecins, avec des gens de l’administration équipés de fichiers et un ou deux SS. Il fallait se mettre nus ; ils passaient, ils ne disaient rien. Fiche à gauche ou fiche à droite. A gauche cela voulait dire inapte au travail : c’était la chambre à gaz. J’ai contacté une double broncho-pneumonie, j’ai été admis au KB (Kranken bau) Grâce au professeur Robert Waitz, de Strasbourg, j’ai pu rester anormalement longtemps. Peut être à cause de mon jeune âge, jusqu’au jour où il m’a viré, je n’ai pas demandé d’explication. Quelques heures après, un camion arrivait pour la sélection". Jacques Zylbermine survivra quinze mois dans l’enfer de la Buna. Il survivra encore en janvier 1945, aux " MARCHES DE LA MORT ". ( Fuyant l’avance soviétique, les SS évacuent les camps de l’Est, emmenant avec eux les Rescapés d’Auschitz encore valides ). Direction Buchenwald, où Jacques Zilbermine est enfin libéré, le 11 avril 1945. Il n’a pas 16 ans.
Le nouvel observateur N° 1630 du 1er au 7/02/1996. Télé Obs. N° 127 du 3 au 9/02/1996. Par Claude WEILL.


--------------

La marche de la mort d’Auschwitz à Buchenwald


"Un jour, on nous a dit : Demain, on quitte le camp ! Pour aller ou ? Mystère. Toujours Pitchi Poï... ( c’est ainsi qu’à Drancy les Juifs désignaient le lieu inconnu, le trou noir qui les attendait.) C’était en janvier 1945. Les combats se rapprochaient. Les troupes soviétiques n’étaient plus qu’à quelques dizaines de kilomètres d’Auschwitz. On entendait déjà la canonnade... En début d’après midi, le lendemain, on nous a donné une ration pour la route. Je me suis dit : si je la garde, ou bien je la perd, ou bien on me la fauche. La seule façon de la conserver, c’est de la bouffer. Si nous devons marcher, il vaut mieux avoir le maximum d’énergie dès le départ. C’est ce que j’ai fait. Un réflexe de survie. Car par la suite, nous n’avons plus reçu jusqu’à Buchenwald. Quand nous y sommes arrivés, début février, nous avions passé dix huit jours, dehors, par un froid polaire, sans rien boire, ni manger que des poignées de neige qui nous brûlait la gueule.

C’était le 18 janvier. On nous a rassemblés sur la place d’appel, block par block. Combien étions-nous ? Entre 13000 et 15000 peut être. On nous a demandé quels étaient ceux qui se sentaient capables de marcher. Tout le monde voulu marcher : la vieille habitude ( la hantise ) des sélections. Nous étions convaincus que les invalides allaient être liquidés ; les baraques étaient en bois, il suffisait d’entasser les gens, de fermer la porte...C’est vite fait, un coup de lance-flamme. Enfin, c’est ce qu’on pensait. En fait, ça ne s’est pas passé comme ça ; il aurait fallu rester. Ceux qui sont demeurés sur place, dans le camp, ont été libérés par les Russes 9 jours plus tard. Primo Lévi était de ceux-là. Si, nous avions pu savoir....

Nous avons quitté le camp, en rangs par cinq, encadrés par les SS et les kapos. Il devait être 16 ou 17 heures ; ceux qui avaient une couverture l’avaient mise sur leur dos. Le froid était sibérien, on donnait des températures entre moins 25 et moins 30. La région d’Auschwitz est l’une des plus froides de Pologne. Il y souffle un vent terrible venu des Carpates, qui vous transperce comme une dague. Aux pieds, nous avions des galoches en bois, recouvertes de tissu cloué. Nous avions autour de nos pieds du papier-ciment, en guise de chaussettes. Le pyjama rayé ne procurait aucune chaleur ; au moindre flocon de neige, il était trempé comme une éponge. Nous n’avions pas de pull-over, juste un petit pardessus aussi épais qu’un pyjama. Nous avons commencé à marcher. De temps en temps, des Déportés des autres camps du complexe d’Auschwitz s’ intégraient à la colonne. Nous traversions un paysage de mort ; de loin en loin, un petit village avec 5 ou 6 baraques abandonnées. Nous marchions comme des fantômes, nous heurtant les uns, les autres. Il n’y avait plus de colonne, mais des paquets d’hommes. On entendait les hurlements des SS, les aboiements de leurs chiens. Et, on comme a entendre des coups de feu, des Déportés épuisés étaient achevés en queue de colonne. Ainsi que celui qui tombait et n’avait plus la force de se repartir. Je souffrais terriblement, j’avais l’impression que les os de mes pieds coupaient ma peau. Et, je me disais : Il faut que tu marches, il faut que tu marches....

Nous étions comme des fantômes, nous dormions quasiment debout, tout en continuant à avancer. Il faisait nuit déjà, et après, il a fait jour, et nous marchions toujours, et on ne voyait même plus qu’il faisait jour. Nous ne nous sommes pas arrêtés de la nuit... Je pensais encore un pas, et puis un autre, et un autre encore... Ne pas s’arrêter. Même pour pisser, il fallait pisser en marchant. Celui qui avait la dysenterie et qui s’arrêtait, était foutu ; cinq minutes après, ou il était mort gelé, ou il était abattu. Marcher, marcher, marcher... A un moment donné, il s’est produit un chose bizarre. Soudain, je ne me suis plus senti du tout ; ni physiquement, ni mentalement. Je me suis vu très nettement en dehors de moi, spectateur de moi-même ; je me voyais marcher dans la colonne, je voyais la colonne marcher...

Cela a duré comme ça trois nuits et deux jours - d’autres vous diront deux jours et trois nuits, vous savez, nous avions perdu la notion du temps. Jusqu’au moment, où nous sommes arrivés à Gleiwitz, un important carrefour ferroviaire. Nous avions l’impression d’avoir parcouru 150 kilomètres depuis notre départ; en fait, il y en avait 80. Là, nous nous sommes retrouvés dans un camp avec des blocks - un camp qui venait d’être vidé de ses occupants. Nous avons été entassés dans les baraquements. C’était affreux ! C’était horrible ! Les premiers arrivés avaient de la place, ceux qui venaient derrière devaient entrer aussi, à toute force ; ça s’est tassé, ça s’est tassé... Les Déportés crevaient comme ça, les uns sur les autres ; Au moins, quand on était à l’intérieur, on avait plus chaud. Les autres sont restés dehors. Par ce froid polaire, c’est la mort quasiment assurée. Nous sommes restés là, parqués, attendant un train qui devait nous évacuer. Et toujours rien à manger. Au bout de quelques jours, il n’y avait plus un mètre carré de neige sans cadavre.

Autour des blocks, on marchait sur des corps gelés ; je me rappelle que plutôt que de m’asseoir sur la neige, je m’asseyais sur un cadavre, ou je m’allongeais dessus pour éviter le contact direct avec la neige. A force d’être tassés dans le block, on était obligés de sortir pour ramasser quelques glaçons, ou un peu de neige à manger, ou bien on était poussé dehors. Une fois dehors, on ne pouvait plus rentrer. J’ai donc couché dehors, sur la glace. On s’agglomérait par petits groupes, pour se donner un peu de chaleur. Le matin, je ne comprenais comment j’étais encore vivant. Comme le train n’arrivait toujours pas, on nous annonçait la reprise de la marche. Ils ont recommencé à faire une sélection, pour voir qui avait la force de repartir, et qui ne le pouvait pas. On passait devant un SS qui disait : A gauche ! A droite !... Toujours pareil.

Au bout d’un moment, j’ai réalisé que j’étais parqué dans un coin du camp, tout près des barbelés ; nous étions quelques centaines, dans un état indescriptible : des cadavres vivants. Et, tous les autres, le plus grand nombre, se trouvaient de l’autre côté ; là, j’ai compris : le bon côté, c’était l’autre. Quelques SS nous gardaient à distance avec leurs mitraillettes ; on avait déblayé les cadavres, et tracé une ligne sur la neige, que nous ne devions pas franchir. Je me suis dit : mon compte est bon, ils vont nous abattre. J’avais récupéré un peu, je me sentais capable de repartir. J’ai dit aux copains, nous étions une quinzaine : si on ne fait rien, ils vont nous massacrer, foutu pour foutu, il faut tenter le coup. On fait comme si de rien n’était, on se rapproche de la ligne et, d’un seul coup, on fonce de l’autre côté pour se mêler aux autres. Ils vont nous tirer dessus, mais celui qui passera, passera. Nous nous sommes mis à courir. ; ça a crépité de tous les côtés, je sentais les balles qui me frôlaient les oreilles... J’ai été arrêté par des kapos polonais qui nous flanquaient des coups de matraques sur la tête. J’ai perdu connaissance ; j’ai eu l’impression que mon cerveau éclatait, j’ai vu comme une lumière, et puis, plus rien.

Je ne sais pas combien de temps, je suis resté sur la neige, peut être un jour, une nuit, je ne sais pas... Quand j’ai repris connaissance, je pouvais à peine bouger, j’avais le visage en sang. J’ai rampé sur la neige, il y avait encore quelques copains autour de moi. Et tout autour, la neige était rouge. A un moment, j’ai réussi à me lever, et j’ai aperçu de l’autre côté le professeur Robert WEITZ, un agrégé de médecine de Strasbourg. C’était un médecin de renommée internationale, un des rares Déportés que les SS respectaient. J’ai vu qu’il regardait dans ma direction ; je lui ai fait signe, j’avais compris qu’il allait essayer de me tirer de là. Je l’ai vu parler à un SS, celui-ci a eu un mouvement d’acquiescement, puis WEITZ s’est approché du barrage qui était gardé par les SS, il a tendu le bras. Ce geste s’adressait à moi ; j’allais sortir de ce petit coin où j’étais confiné, destiné à la mort. Mais quelqu’un, près de moi, s’est précipité à ma place. Un SS l’a mis en joue, et l’a abattu en disant : " Toi, espèce de cochon, est-ce tu ne peux pas enlever ton chapeau ?... En voulant prendre ma place, le malheureux m’a peut être sauvé la vie, je ne sais pas si j’aurais pensé à me découvrir. Alors, je suis resté tranquille, je me suis présenté devant le SS, je me suis mis au garde à vous, j’ai enlevé mon béret rayé , et j’ai commencé à marcher lentement. Je me disais : Il va m’envoyer un pruneau... Je suis passé à sa hauteur, il n’a pas bougé. Dès que j’ai eu passé la ligne du barrage, je me suis mis à courir pour me fondre dans la masse des autres détenus. En fait, je l’ai appris par la suite, les autres, ceux qui étaient restés de l’autre côté de la ligne, n’ont pas été massacrés. Ils sont restés là. Et la plupart des camarades qui avaient voulu forcer le barrage avec moi avaient été tués...

Finalement, le train est arrivé ; les wagons n’avaient pas de toit et devaient servir à transporter du sable. On nous a fait monter là-dessus, on nous a entassés, 120 à 150 par plate forme, debout, plaqués les uns contre les autres. J’ai compris, qu’il valait mieux être au milieu, parce que ceux qui avaient la malchance d’être contre les parois, risquaient être écrasés. C’est ce qui s’est passé. Au bout d’un certain temps, ceux qui étaient contre les parois glissaient au sol, et mouraient étouffés sous le poids des autres. Nous avons voyagé plusieurs jours, plusieurs nuits, toujours sans être alimentés. Et, petit à petit, on se hissait sur les cadavres ; il y avait ceux qui mouraient d’épuisement, ceux qui avaient attrapé la crève, ceux qui n’en voulaient plus. Le froid faisait le reste. Je me suis retrouvé au sommet d’un wagon rempli de cadavres, recouverts de neige. Un jour, le train s’est mis à ralentir, j’ai pu lire " Praha ". J’ai pensé on arrive à Prague, on est en Tchécoslovaquie, on n’est plus en Pologne. Ce devait être tôt, le matin, sur les ponts, on voyait des civils à pied ou à bicyclette, ils devaient se rendre au travail. Ces gens en nous voyant étaient totalement affolés. Mais, je ne comprenais pas, je n’avais même plus conscience de l’état dans lequel nous étions. Il m’a fallu un moment pour réaliser que c’était nous qui produisions cet effet : des wagons entiers remplis de cadavres et de moribonds.

Ils n’avaient jamais vu ça ! Ils larguaient leurs vélos, s’approchaient du parapet, et regardaient, effarés, épouvantés. Certains ont sorti des casse-croûte de leur sacoche et nous les ont jetés. Vous imaginez la bagarre... Cent mains qui se tendent pour un casse-croûte ... Un sandwich, mais on se serait tués pour ça. Je crois me souvenir, que j’ai réussi à saisir quelque chose, et puis, des mains ont agrippé les miennes. Je n’avais plus rien. Notre train s’est arrêté en gare de Prague, il y avait des gens qui allaient et venaient. De nous voir, ils étaient comme fous ; alors, nous nous sommes redressés, enfin, ceux qui le pouvaient encore, nous avons crié pour dire qui nous étions : " Franzous, Franzous, Franzous...". Pour la première fois depuis longtemps, j’ai croisé le regard d’un SS, et j’ai vu qu’il était rouge de honte. Les SS ont chassé les civils, et pour laver l’affront, ils se sont mis à nous cogner dessus. Nous sommes repartis, nous avons roulé, roulé...

Une nuit, il m’a semblé que nous arrivions au terme du voyage ; plus grand-chose de vivant dans le wagon. Je ne savais pas où j’étais, je voyais des lumières avec des miradors au loin. Nous étions à Buchenwald. Quand on a déplombé les wagons, il n’y avait quasiment plus personne de vivant j’ai eu l’impression que quelques personnes bougeaient encore dans mon wagon. J’ai senti qu’on me tirait par les bras, j’ai glissé sur les cadavres... J’étais incapable de marcher. Tout tournait autour de moi. Des détenus qui faisaient partie d’une section de service d’ordre interne du camp, m’ont attrapé, et m’ont aidé à marcher ; nous nous sommes retrouvés dans le camp, pressés, entassés. Dans la nuit, on voyait une grande bâtisse éclairée vers laquelle se dirigeait des gens, et au-dessus une grosse cheminée... Je croyais que c’était un crématoire, avec la chambre à gaz, au centre ; j’essayais désespérément de m’en éloigner. Je laissais passer les autres, je me faufilais, à reculons, en rampant ; et la foule me poussait vers l’entrée du bâtiment. j’étais terrorisé. Imaginez : la nuit, l’éclairage, les aboiements des chiens, les hurlements... J’étais en enfer ! ( Non, ce n’est pas tout à fait l’enfer - et il n’y a pas de chambre à gaz à Buchenwald. " Comparé à Auchwitz, cela ressemblerait presque au paradis " se souvient Jacques ZILBERMINE.

Dans ce camp dont la vie interne est régie par les détenus eux-mêmes, des politiques, il existe quelque chose qui ressemble vaguement à une organisation sociale. Et, de temps en temps, parviennent même des colis de la Croix-Rouge. Mais avec l’arrivée de plus de 100 000 morts-vivants récupérés par les nazis dans les camps d’extermination de Pologne et d’ailleurs, les conditions d’existence à Buchenwald - initialement prévu pour accueillir 40 000 Déportés - vont devenir effroyables. A nouveau l’entassement, la promiscuité, la faim. Et les cadavres qu’un Kommando vient ramasser chaque jour , au petit matin... Jacques ZYLBERMINE fait la connaissance du futur ministre communiste Marcel PAUL, qui le prend sous sa protection, et le loge dans le block 57. " Je lui dois la vie " dit Jacques ZYLBERMINE. Il survit encore. Il survivra même aux exécutions massives qui précèdent la libération du camp. Alors que les troupes alliées approchent, les nazis décident d’exterminer leurs détenus. Les rescapés ont tous en mémoire les rumeurs menaçantes du camp : " C’est l’extermination, coûte que coûte, des témoins ". Les Juifs en priorité : 30 000 à 40 000 Déportés sont abattus et les corps jetés dans une carrière, tout près du camp. " Un matin d’avril, raconte Jacques, j’ai vu Marcel PAUL sortir du block 57, en compagnie d’hommes armés. " C’était l’instant décisif, écrira Christian PINEAU du block 34, celui où la balance peut pencher du côté de la libération ou celui du massacre ". C’était l’organisation secrète des Déportés ; ils ont pris d’assaut les miradors et pourchasser tout ce qui restait comme Allemands ". Le camp est libre. Libéré par lui-même. Et pour quelques jours encore, livré à lui-même. Un jour que Jacques ZYLBERMINE erre sans but, ses pas l’amènent près de la tour d’entrée. Il voit arriver une Jeep. Il s’approche ; les occupants l’interpellent en français. C’est une patrouille de la Division Leclerc. Nous sommes le 11 avril 1945 ; Jacques ZYLBERMINE n’a pas 16 ans, il les aura le 8 mai , jour de la victoire.



Partager sur Facebook